Extraits de mon recueil de nouvelles, "des visages, des virages"

CARABOSSE
Je suis une grosse gamine, son corps est une grosse tête, une grosse tâche, bien noire, une salissure. Elle n’est qu’une pieuvre, encre noire, humeur noire, vie noire.
On la nettoiera, il faut nettoyer.
Aucun homme ne peut faire ça.
Alors plusieurs, il en faudra plusieurs, pour être pleine d’eux et de leur salissure très blanche, de leur filet de salive, de leur traînée blanche.
Elle veut ça et comme ça, qu’on la prenne comme ça, pour ce qu’elle n’est pas et qu’on la quitte pour ce qu’elle est.
Ils découvriront le pot aux roses et qu’elle n’est pas si facile.
Ils vont l’aimer, elle va leur rendre leur salissure.
Ils seront beaucoup à se répandre dans son ventre, parce qu’elle cherche quelque chose qu’ils ne peuvent pas lui donner.
Elle veut qu’il y en ait un qui l’arrête. ...

L'ABANDON
J’ai abandonné mon enfant. Je lui ai donné la vie et je l’ai laissée. Seule avec sa vie. Je ne sais pas qui elle est. Je ne saurai jamais qui elle est. Je n’oublierai pas.
Je n’oublierai pas que j’ai abandonné ma fille.
C’est une fille, je dis ça très vite parce que je m’en suis parlé des tas de fois. Je m’en parle toujours. Quand je dis « on part en vacances », alors on part en vacances  et moi je sais qu’il manque quelque chose. C’est quelqu’un. Il manque quelqu’un. Je cherche. Je sais qu’il n’y a pas de rendez-vous possible. Elle a sûrement fait sa vie. Elle a fait sa vie sans moi.
Je l’ai portée, l’ai donnée au monde. Personne ne peut dire que c’est rien.
J’ai veillé sur elle dans mon ventre. C’est de l’amour. Ca n’est pas rien.
Je l’ai laissée pour qu’elle vive de sa vie propre, moi je ne pouvais pas.
Pour que d’autres l’aiment, l’entourent, de leur amour à eux, je l’ai abandonnée.
Je n’ai pas cessé de lui parler, ça fait trente ans que je lui parle. Y a pas une femme qui peut me dire ce que c’est d’autre et que ce n’est pas de l’amour.
Je ne sais pas qui elle est, ni ce qu’elle connaît de sa naissance. Ce n’est pas elle que j’ai abandonnée. C’est moi.
Elle n’était pas pour moi. Je l’ai donnée, c’est tout. Je m’en parle depuis trente ans tous les jours.
Je ne veux pas me justifier, ça m’est arrivé...

CECILE

...Elle est plus douce et plus vraie que moi. Ce soir, j’ai dit à Patrick que je ne la mérite pas. Que je mériterais qu’elle me quitte, elle en est capable parce que c’est une femme droite, honnête. Parce que je lui ai caché quelque chose, elle pourrait prendre ses clic et ses clac et me laisser. Je ne veux pas ça du tout, j’attends et en même temps si elle l’apprend par quelqu’un d’autre, ça va être terrible, ce sera bien pire, je connais les autres, y en a qui peuvent être jaloux, méchants et si je tarde, ils ne vont pas se priver...

LE MARCHAND DE SABLE
Alexandre allait fermer, il était dix-neuf heures, quand il la vit rentrer, rousse et toujours aussi classe, les mêmes bagues argentées à chaque doigt, et sa chaîne à la cheville gauche.
Il vit aussi le tatouage au long de son bras : un lierre enchevêtré à deux papillons, il connaissait  la fin du dessin qui mangeait l’épaule, il connaissait moins cette robe, de synthétique fleuri.
Il n’eut pas le temps de se lever, qu’elle lui jeta un porte-clefs sur le bureau...
...Il ne prit aucune décision, mais ressortit pour aller à la seule agence de voyage ouverte ce jour-là. La dame de l’accueil lui remit moult prospectus sur la Tunisie, le Maroc, les Baléares, la Corse et la Grèce.
Alexandre s’arrêta au café habituel, et commença de se pencher sur les destinations, le coût des hôtels, les prestations proposés par l’agence. Assez rapidement, et parce qu’il sentait le porte-clefs dans sa poche, il repensa à Jacqueline, s’affala sur la moleskine rouge foncé, alluma une cigarette, poussa les papiers quand le serveur vint avec son « noisette ».
Il vit les plafonniers style rococo, les trois gars au comptoir qui sirotaient leurs demis, la vieille dame devant son thé qui regardait à travers la vitre, les étudiants, plus d’une huitaine dans le fond, qui pour certains potassaient leurs cours, et pour d’autres parlaient de leurs profs, de leurs amours, des concerts et de sorties.
Alexandre prit un demi après le « noisette », se replongea en Jacqueline, chercha à retrouver son odeur, leur histoire, et ne sut par quel biais prendre ce qui lui arrivait : vraisemblablement, Jacqueline l’avait quitté.